le tempestaire (malo)

⟨ HERE SINCE : 25/06/2015

la nuit d'hier a été longue, et ce sont les yeux gonflées de sommeil que je me suis réveillée, ce matin, à onze heures. à travers les volets de bois, se battent les rayons du soleil, qui tentent de pénétrer dans ma chambre. ils inondent la pièce d'une lumière chaude et agréable. ma piaule est un bordel de maillots de bain, de vêtements éparpillés sur le sol. de tous ces morceaux de tissus transpire l'eau salée qui inonde la pièce de sa saveur épicée. dans ma chambre-aquarium, il y a les reflets de l'eau qui dansent sur les murs. et j'm'y sens comme chez moi, dans les fonds sous marins.
la grande villa dans laquelle je séjourne est terriblement silencieuse ce matin, et pas un chat n'y pointe le bout de ses moustaches. je crois que les trois frères qui y habitent sont partis chacun de leur côté, goûter les vagues, faire leur vie... j'aime bien ce silence, parce que j'y entend mieux le bruit des vagues, le sifflement du vent.
elle est grande cette maison, un peu comme un palace. une sorte de château avec des tours imaginaires, et dans chaque tour y loge un frère. moi j'ai trouvé refuge dans la quatrième tour, qui n'était pas encore habitée. « la tour d'ami », qu'ils l'appelaient. c'est drôle qu'ils se soient tous enfermé dans une tour chacun, qu'ils soient si proche, et si loin à la fois. moi, je ne peux pas connaître cela, parce que je n'ai ni frère, ni sœur, ni père, ni mère. j'ai uniquement mon bout de bois, ma planche de surf.
dans la tour à l'opposé de la mienne se trouve le plus jeune des frangins, malo aux cheveux longs. des fois, j'le vois qui regarde dans ma direction, à travers ses lunettes grossissantes, qui augmentent les yeux noirs qu'il porte sur moi. le garçon aux cheveux blonds est comme un gardien de phare ; silencieux, patient et bougon. il guette l'arrivée de la tempête, qui égarera tous les marins téméraires qui se sont lancés éperdument dans la mer agitée. il surveille sur la côte les coups de maîtres et les coups ratés de son frère pendant nos sessions de surf sauvage. patiemment, sagement.
il veille sur les futurs naufragés.

je sors sur la terrasse, où la table du petit déjeuner est installée.
le petit malo me regarde arrivée devant lui, ses cheveux blonds se baignant dans son bol de café.
j'm'assoie en face de lui, attrape la cafetière et me verse un grand bol de café. j'trempe mon regard dans cet eau noire, qui reflète le visage fermé du garçon.
- b'jour. t'es toujours là ?

⟨ HERE SINCE : 26/06/2015

il y a une intruse dans la maison.
je suis sûre que c’en est une. moi je m’en méfie comme d’une mauvaise vague, elle a quelque chose dans le regard qui m’exaspère, qui me fout en boule, en rogne, qui me donne envie de sortir les griffes et de montrer les crocs. mais des griffes et des crocs, je n’en ai pas, non. moi j’ai rien de tout ça, j’écoute, je regarde. j’encaisse tout à l’intérieur de moi : je fais des piles de sentiment, je les amasse jusqu’au jour où tout se casse la gueule.
là j’explose.
elle m’agace parce qu’elle me vole mon frère. ils s’en vont avec leurs planches en riant, en s’inventant des plans fous mais surtout des plans dangereux. reef devrait savoir qu’on ne fait pas toujours de la mer notre amie. il devrait savoir qu’à force de vouloir la dompter, il finira par se faire avaler tout cru, par se faire croquer par ses grandes dents salées.
mais mon reef je l’aime et je le veux en un seul morceau, sain et sauf.
je rumine ma colère dans mon bol noir de café.
le soleil me chauffe la nuque et je devrais plutôt me dire que c’est un bon jour pour aller nager, peut-être même pour sortir un peu la planche. mais je suis pas d’humeur, et ça l’océan va le sentir.
il comprend plein de choses, j’en suis sûr.
elle s’asseoit, là, juste devant moi.
- b’jour. t’es toujours là ?
je lève lentement le menton pour la regarder.
j’essaie d’adopter un regard mauvais qui ne me va pas du tout.
- je suis encore chez moi, non ?
je remue rageusement ma cuiller dans mon bol. puis je la pose, prends une profonde inspiration.
eh, du calme, malo. pour l’instant il est en un seul morceau ton grand frère.
(silence)
- ça va tu te plais ici, t’as bien dormi ?
je pense qu’il faut que j’aie moins l’air d’un sauvage. peut-être qu’en lui posant des questions débiles j’arriverai à la faire s’en aller. j’aimerais mieux qu’elle prenne son bol de café et qu’elle aille le boire ailleurs. la maison est immense et il faut qu’on se retrouve dans la même pièce.
et puis qu’est-ce qu’elle fait là, d’abord ?
c’est reef qui l’a invitée ?
moi je vais lui dire qu’il peut pas, que je suis pas d’accord, qu’ici c’est pas un hôtel et puis elle vient d’où celle là

⟨ HERE SINCE : 25/06/2015

dans le ton désagréable qu'il prend lorsqu'il me parle, je sens la colère qu'il rumine au fond de sa gorge. et je ne comprend pas sa détermination à ne pas m'aimer.
lorsqu'il regarde ses frères, il a les yeux pleins d'étoiles et la peau qui brille, comme les écailles d'un poisson au soleil lorsqu'il file dans l'eau claire. moi, j'ai le droit à un regard de poisson mort, éventré, les entrailles vidées, sur le présentoir du poissonnier. avec moi, il n'est pas frais.
et son café refroidi, à force de le regarder plutôt que de le boire. nos conversations ressemblent à ça : - ton café est froid. - le tien aussi. - j'ai plus envie de boire du café. - moi non plus.
une suite de mots interrompue par des silences et des hésitations. une suite de mots insignifiants que l'on formule sans conviction.
bientôt nos conversations ressembleront à ça : - café froid. -aussi. - plus café. - non plus. parce que je n'écoute pas ce qu'il me dit, ce n'est pas intéressant, je préfère n'entendre que les mots importants. et lui aussi.
mon accent indonésien l'agace, et je le sens dans sa manière de crisper les poings.
il fait mine de s'intéresser à moi, en me posant une question.
- ça va tu te plais ici, t'as bien dormi ?
sous entendu : quand tu t'en vas ?
et moi, je lui réponds :
- oui j'ai très bien dormi, j'ai jamais aussi bien dormi je crois. c'est mieux que l'hôtel.
je m'étire devant mon bol de café, les bras haut dans le ciel. et je baille, baille, baille, la bouche grand ouverte. je rayonne, et lui, il est tout gris. tout rabougris.
- t'as l'air de mauvais poil ? le temps n'est pas bon ?
le petit frère est un mystère pour moi. je ne comprend ces mots qui sont doux et durs à la fois. il essaye d'être méchant, mais sa douceur innée le rattrape toujours, comme la vague de sa gentillesse.
j'attrape une banane dans le panier à fruit, l'épluche et croque dedans à pleine dent.
petit malo, ta rancœur ne me coupera pas l'appétit.
au contraire, elle ne fait que l'attiser.

⟨ HERE SINCE : 26/06/2015

à moi elle me coupe l’appétit. à moi elle me donne envie de mettre mes affaires dans un sac à dos et de m’en aller un peu, quelques jours, prendre l’air.
c’est sa présence.
elle est là, elle m’oppresse. j’ai l’impression qu’elle nous écrase, qu’elle emporte reef dans son courant gigantesque. moi je voudrais scier cette vague en deux avec ma planche de surf, la réduire à néant, à quelques brins d’écume, c’est tout. et récupérer mon frère sur la plage, le ramener à la villa et lui dire tu fais attention, maintenant, d’accord. c’est pas parce qu’elle est jolie qu’elle peut t’emmener n’importe où, et encore moins sur les rivages déchiquetés.
- oui j’ai très bien dormi, j’ai jamais aussi bien dormi je crois. c’est mieux que l’hôtel.
mes yeux roulent dans mes orbites, ils s’étirent vers le ciel.
elle, devient ciel, deviens solaire, lorsque ses mains et ses bras s’étirent et s’élèvent vers l’astre brûlant.
- t'as l'air de mauvais poil ? le temps n'est pas bon ?
je hausse les épaules à ses questions. je sais que mes réponses ne l’intéressent pas. si je lui disais que non ça va pas vraiment, elle s’en délecterait. je suis sûr qu’elle est comme ça, je le sens.
- et toi t’es pas avec reef ce matin ?
pourquoi t’es toujours là, toi ? normalement on se croise jamais, nous deux, on s’évite. j’essaie en tout cas. j’essaie de ne pas tomber sur elle, de ne pas croiser son regard, de ne pas l’entendre parler, de la voir prendre ses aises et ses marques dans cette maison qui n’est pas et qui ne sera jamais la sienne.
- je croyais que c’était devenu dans vos habitudes de vous enfuir la journée.
j’essaie de ne rien trahir dans ma voix.
j’essaie d’être malo qui fait semblant de s’intéresser, qui fait semblant de poser des questions. mais malo a dû mal à faire semblant (ce n’est pas dans ses habitudes).
je prends une gorgée de café et je grimace.
il est froid.

⟨ HERE SINCE : 25/06/2015

la plupart du temps, quand il est avec moi, le petit frère reste muet. il parle avec ses yeux, son nez, ses sourcils, sa bouche et ses épaules. il les lève haut vers le ciel quand il est exaspéré, et bas vers la terre quand il est énervé. il grimace. et à travers les lignes de son visage, je comprend qu'il ne m'aime pas beaucoup.
mais moi, j'ai pas déclaré la guerre. même si mon prénom en porte les traces. et que mon corps est habillé par les dégâts d'une bombe nucléaire. de l'acide, j'en ai plein le cœur. surtout pour les hommes, qui veulent me voir sur la plage, plutôt que sur la planche. mais lui, je n'ai aucune raison de le détester, car il aime la saveur de l'eau autant que moi.
- non, il avait autre chose à faire. et puis le vent n'est pas bon, aujourd'hui.
malo aimerait bien me couper les jambes, et les bras. me voir infirme et aphone. je le vois dans ses yeux. que je ne puisse plus accompagner reef dans nos folles expéditions, que je ne puisse plus lui donner de mauvaises idées. il aimerait bien que j'arrête de lui voler son frère le matin, qu'il puisse encore profiter un peu de son corps entier. il pense sûrement qu'un jour je le casserai en mille morceaux, parce que je ne sais pas faire attention aux poupées de porcelaine. mes gestes sont trop brusques, trop francs, trop gauches. alors que lui, il est doux, attentif et tendre.
mais il n'a pas compris que reef s'amochera tout seul. il n'a pas besoin de moi pour lui montrer les chemins interdits. bien avant que je le rencontre, il avait déjà franchi la zone à risque et ignoré le panneau rouge qui indiquait en gras et en majuscule « danger ».
nous cherchions juste, tous les deux, un compagnon à la tête brûlée, avec qui partager nos orgasmes les plus fous. et souvent, quand le soir, nous évoquons, les yeux scintillant de mille étoiles, la session de la journée, les mots s'envolent comme des fusées. et nous nous enfermons un peu plus dans nos discussions exclusives, que les non-initiés ne peuvent pas comprendre.
je crois percevoir dans la phrase de malo une once de jalousie.
j'ai du mal à saisir ce qu'il attend de nous,
de moi.
- tu voudrais venir avec nous un jour ?
est ce que malo tu te sens comme le petit enfant abandonné sur la falaise lorsque les pêcheurs partent en mer ? est ce que malo tu te sens oublié quand nous partons, ton frère et moi, avec nos planches sous le bras ? est ce que t'es fâché parce qu'on t'emmène pas ?

⟨ HERE SINCE : 26/06/2015

si je suis comme ça avec elle, c’est parce que j’ai peur, j’ai la boule au ventre quand je les vois partir tous les deux, tous guillerets et heureux. j’ai rien contre le fait qu’ils aillent jouer et s’amuser avec leurs planches dans l’eau, j’ai rien contre ça. non, c’est notre sport, il est dangereux, on peut se blesser, même dans l’endroit le plus sécurisé qui soit. parce qu’on sait jamais, on sait jamais ce qui peut arriver. mais ce qui m’angoisse, c’est qu’un jour mawar revienne toute seule, sans lui. qu’elle m’annonce qu’il est sur la plage, qu’il s’est fracassé sur les cailloux, la nuque brisée, les bras et les jambes en morceaux.
j’ai peur de ça.
je me dis qu’ils pourraient aller dompter la mer là où l’environnement est moins sauvage.
- non, il avait autre chose à faire. et puis le vent n'est pas bon, aujourd'hui.
je me contente de hocher la tête.
- tu voudrais venir avec nous un jour ?
je quitte la mer noire de mon café pour la regarder, elle. mawar et ses cheveux abîmés de sel, mawar et ses yeux comme deux orages, mawar et son visage tempétueux, insolent, farouche. je hausse un peu les sourcils, la mine surprise. sa voix a l’air sincère, comme si oui, j’étais invité, vraiment.
- je … j’sais pas. j’ai sûrement pas le niveau pour aller m’aventurer dans des coins aussi dangereux.
je me lève pour aller vider mon bol de café dans l’évier.
je retourne m’asseoir face à mawar. moi aussi je prends une banane que je mâchouille sans appétit. mais il paraît que les petits-déjeuners c’est important, ça donne ce qu’il faut de force dans les bras et dans les jambes pour la matinée, ça évite de s’écrouler, de se plaindre, d’entendre son ventre chanter.
- puis je pense pas avoir la même vision du surf que vous.
je suis de ceux qui vont avec l’océan, qui apprennent à fonctionner avec lui, à caresser sa surface sans provoquer de nouvelles vagues. je sais que reef est de ceux qui vont contre lui, il est du genre à hurler devant lui, à vouloir le dompter.
moi je crois (et je suis sûr), qu’on ne peut maîtriser la nature.

⟨ HERE SINCE : 25/06/2015

- y'a pas d'histoires de niveau, juste de cran.
elle le défit du regard, parce que mawar aime bien lancer des défis, surtout à des gens comme malo, qui ont la frousse rien qu'en imaginant les vagues déchaînées. qui pissent dans leur pantalon lorsqu'ils aperçoivent l'oeil du requin passer sous leur planche. qui appellent leur mère lorsqu'ils se font plaquer par la vague.
malo n'est qu'un enfant, reef lui a dit plusieurs fois qu'il était un petit rayon de soleil, qui, sans qu'il le sache, le tenait en vie, loin d'un possible accident de surf. il a tout un soleil, s'était dit mawar lorsqu'elle avait croisé son visage pour la première fois. et mawar aime justement s'amuser avec le feu.
- mais c'est vrai, je ne pense que pas que tu es assez courageux pour aller surfer ce genre de vague là, lui dit-elle avec le ton de défi.
elle joue avec lui, l'éclabousse gentillement, en espérant qu'il prenne cela comme si elle avait appuyer sur ses épaules pour lui mettre la tête sous l'eau pendant une longue minute jusqu'à ce qu'il manque d'air, et qu'elle le refasse plusieurs fois. s'il s'enflamme à sa remarque, peut être qu'elle réussira à le faire aller à l'eau sur un des spots sauvages que reef lui a fait découvrir.
mais malo ne fonctionne pas comme ça.
et l'affront n'est pas une motivation pour lui prouver le contraire. parce que malo a ses convictions, et qu'elles se différencient de celles de mawar. il aime les vagues propres, qui t'offrent une grande voie de passage, paisible et sans risque d'accident. il aime les autoroutes aquatiques sécurisées, les voies romaines.
il deviendra sûrement un plus grand athlète que mawar, parce que ce n'est pas la prise de risque ou la témérité qui est évalué dans la compétition, mais la technique et l'assurance.
- pourquoi ? c'est quoi ta vision du surf ?
elle lui pose cette question, même si elle a déjà deviné. elle apprécie juste le moment où elle pourra le contredire. avec malo, elle cherche sans cesse le conflit.

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