ON ATTENDRA L'HIVER (REEF)

dehors c’est noir de monde, noir, noir, noir.
à la maison j’ai tiré tous les rideaux parce que j’en ai assez de voir tous ces touristes, toutes ces personnes, tous ces inconnus qui foulent nos rues de leurs pieds étrangers. c’est frustrant de sortir de la maison parce qu’on est connus et reconnus, que tous les trois on se ressemble et que par-dessus tout on lui ressemble, à elle.
je bouillonne dans la villa à faire les cent pas, à tourner en rond.
je voudrait aller prendre ma planche et défier la mer, danser avec elle, me prendre une grande claque salée s’il le faut. mais là je devine déjà que les plages sont bondées, elles aussi noires, noires, noires.
je grimpe les escaliers pour accéder à la chambre de Reef. lui aussi fuit la foule comme la peste, il la déteste, ça s’entend dans sa bouche, dans sa façon de prononcer le mot touriste.
dans ces périodes je me demande où est passé l’océan.
j’entre dans sa chambre et me laisse tomber dans un fauteuil avec un long soupir.
- tu sais ce qu’il nous faudrait
je commence à dire
- un océan, un truc immense rien qu’à nous où personne ne nous regarderait, où personne viendrait patauger bêtement dans l’eau ou prendre les vagues en photo.
tu crois que maman a assez d’argent pour offrir l’océan à défaut de nous offrir l’amour d’une mère ?
moi j’suis persuadé que oui.

j’ai dû le couper dans une partie de jeux vidéos, mais j’imagine que ce n’est pas une coupure si grave, rien de bien méchant. et je me dis qu’entre nous on a tous les droits, qu’on a le droit d’interrompre ce qu’on veut si on peut se donner l’occasion de se parler, de passer un peu de temps ensemble même si c’est que quelques minutes par jour, entre deux vagues.
- on un tube éternel, un tube caché, rien que pour nous, un tunnel d’eau salée qui n’en finit pas, sans touristes, sans sponsor, mais surtout sans touristes.
je me contente de hocher ma tête blonde aux longs fils dorés.
- tu fumes ?
il me tend le joint.
- oui
(non)
mais au moins il pensera que j’suis plus tellement un enfant, que j’ai fait des choses pendant ses absences. en vrai pendant les soirées, les trucs organisés moi je regarde plutôt le fond de mon verre, j’attends que ça se passe, que ça se tasse, que ça se finisse, qu’on rentre tous bien sagement chez soi.
je tire dessus et je tousse très fort. je le lui rends immédiatement.
- tu m’as manqué, tu sais ?
sa voix est comme voilée, comme un peu différente et pourtant c’est bien la sienne. ça me fait un peu sourire, un sourire tendre. je le regarde avec les yeux dégoulinant de ce trop plein que je ressens pour mon frère, ce lien indestructible malgré la distance, le temps, les mois sans se parler vraiment …
- à moi aussi. tu sais, j’aimerais bien qu’on retourne sur les vagues, juste nous, avec keona aussi.
j’aimerais qu’on surfe, qu’on joue dans l’eau, qu’on se lance des défis comme on faisait quand on avait sept, dix, onze ans.
quand on avait pas cette pression tout autour de nous pour nous couler.

son rire éclate dans la chambre.
on oublie souvent le son d’un rire, j’oublie souvent le sien. parce que parfois on se parle mais on ne prend pas toujours le temps de s’écouter, de s’arrêter vraiment pour échanger, comme maintenant. et moi je voudrais capturer son rire dans une boîte les jours où on est loin des autres, pouvoir l’ouvrir comme une boîte à musique et l’écouter les jours de triste.
ça doit être possible, non ?
- attends je te montre, faut tirer doucement tu vois, prends une bouffée légère, force pas. puis tu gardes au aussi longtemps qu’tu peux, et après tu relâches. un kelly se doit d’fumer comme un homme.
je hoche la tête.
- comme un homme, d’accord.
c’est qu’avec les compétitions, avec les voyages, avec la vie, avec l’absence du monde important, du monde proche, de celui qui compte, moi je suis resté un enfant homme, ou un homme enfant. c’est pas de leur faute, je ne les blâme pas. mais il y a des choses pour lesquelles je ne sais pas, parce qu’on ne me les a pas montrées, parce que personne m’a expliqué les bons codes, les bons gestes. mais je crois que les entraîneurs de la vie n’existent pas, qu’il faut apprendre tout seul.
sa main s’échappe dans mes cheveux pagaille (comme les siens). il me tend son joint.
- moi aussi ça me manque tout ça, tu sais. nos sessions tous les trois.
je me contente de hocher la tête. qu’est-ce que je peux répondre ? il faut arrêter de se plaindre, il faut le faire, c’est tout. rajouter du temps dans nos journées, aller la nuit s’il le faut. faire des efforts sinon on va tous finir par se perdre.
je réessaie avec le joint. mes sourcils se froncent par l’effort et le désir de bien faire. je m’applique.
- j’y arrive pas à garder longtemps.
je hausse les épaules.
c’est pas grave, je m’entraînerai.
- tu sais quoi ? laisse-moi le temps de trouver mes clefs et on y va, se faire une bonne vague. doit bien y avoir un spot dans l'île que ces fils de putain n'ont pas encore pollué.
grand sourire sur mon visage.
très grand, jusqu’aux deux oreilles, au moins.
je me lève d’un bond et je me mets à chercher aussi. il faut les trouver, ces clefs, ça devient très important, crucial, même.
alors je fouille, j’ouvre les tiroirs, je regarde sous le lit, les fauteuils, absolument partout. et puis là, par terre, entre deux tee-shirts gorgés de sel, la promesse d’un peu de liberté. je les ramasse et je les agite devant le nez de reef.
- à nous l’océan.

on sourit tous les deux.
j’ai l’impression d’avoir huit ans et lui trois de plus.
- c’est parti ! attrape ta planche et retrouve-moi en bas
il disparaît aussi tôt et je l’entends cavaler dans les escaliers. je le suis presque aussitôt, juste le temps de faire un détour au pas de course pour aller chercher ma planche. les escaliers, je les descends un peu plus lentement. me connaissant, je serai bien capable de trébucher et de nous casser tous les deux.
je n’ai pas la fougue de reef.
il m’arrive encore d’avoir l’estomac qui se tord devant des vagues immenses.
je le rejoins dehors, le cœur battant, tout heureux. c’est devenu tellement rare et tellement précieux, ces instants. je charge ma planche dans la voiture avec celle de reef et je m’installe du côté passager. je m’agite un peu dans tous les sens, je déborde de joie, je crois. ça fait des feux d’artifice partout dans ma tête, dans mes bras, mes coudes, mes oreilles.
- j’espère qu’on arrivera à trouver un endroit avec pas trop de monde, mais pour ça je te fais confiance.
c’est que reef a comme un radar, un sixième sens. et souvent il nous déniche des endroits cachés, protégés de la souillure des autres. et pour ça il faudrait que je le remercie. parfois il parvient à trouver des lieux où on peut s’asseoir sur notre planche et devant nous il n’y a que l’horizon, les nuances de bleus de la mer et du ciel, et pas de bateau, rien pour entraver nos regards.
rien que la mer et les remous de l’eau.

- t’as mis ta ceinture ?
je fais non de la tête et la boucle donc. les questions que les gens posent, comme ça, c’est leur façon de faire attention, leur façon de vous montrer qu’ils vous aiment. ça me fait sourire, parce que malgré les distances et les semaines passées sans se voir, sans se prendre dans nos bras, sans se parler, rien de tout ça ne s’effondre. je crois que certains liens du sang sont plus forts que tout. les nôtres ont probablement été forgés avec la rage et la puissance de l’océan, nous conférant alors quelque chose d’indivisible et d’indestructible.
reef conduit vite, ses virages sont brusques.
je pose ma main sur son bras tout bronzé.
- eh, doucement. tu veux nous tuer ou quoi ?
ma voix est celle qui plaisante.
mais la simple idée de nous voir nous écraser dans un mur ou faire un accident qui nous handicaperai tous les deux me tord les entrailles.
on avance et l’horizon dévoile alors son océan. mes muscles se détendent peu à peu après les pensées noires d’un éventuel accident de bagnole. j’ai hâte, hâte de faire glisser ma planche sur la surface irrégulière de l’océan. j’ai hâte de me prendre des claques salées dans le visage. d’être avec reef, aussi. j’ai hâte de nous voir sourire tous les deux, un grand sourire bonheur.
celui de deux amoureux de l’océan.